harcèlement de rue

Seules les femmes ont un corps

Le corps des femmes : toujours regardé, toujours jugé, toujours potentiellement sexuel, quand celui des hommes semble ne pas exister.

Rappelez-vous votre enfance : vous habitiez votre corps sans avoir conscience qu’il existait vraiment, il se mélangeait avec vous, il était vous. Vous n’aviez conscience ni de sa beauté, ni de sa laideur, ni de l’effet qu’il pouvait produire sur autrui. C’était un corps utilitaire, qui vous servait à bouger, courir, manger. Puis patatra – toutes les Sisterz en ont fait l’expérience (douloureuse) : un jour, ce corps est devenu sexuel et il vous a complètement échappé pour devenir un corps public livré aux regards.

NDLR : on exclura de cette démonstration celles ou ceux qui, malheureusement, ont été victimes d’abus sexuels dans leur enfance et précocement sexualisés

Un corps nécessairement sexuel

A la puberté (et parfois même avant), le corps des femmes cesse d’être elles pour devenir une entité qui leur échappe : elles en sont comme dépossédées. Ce corps devient alors un objet sexuel, jaugé, public et les femmes ont conscience que, tout le reste de leur vie durant, ce corps attisera désormais désir, violence, et les mettra en perpétuel danger au moins de jugement, au pire d’agression sexuelle/viol. Ce phénomène ne se produit pas s’agissant du corps masculin et il est difficile, voire impossible pour certains hommes de comprendre ou conceptualiser ce que signifie vivre dans un corps de femme. En cela, nous entendons souvent les mêmes arguments quand nous nous plaignons des regards, des attouchements, des agressions : « vous exagérez », « vous êtes parano », « ça n’existe pas ». Ce qui n’existe pas, en effet, c’est de vivre l’expérience d’une femme lorsqu’on est un homme – à moins d’avoir changé de sexe. Il faut comprendre que ce regard sur les femmes n’est pas naturel mais  totalement construit par la position sociale traditionnelle de l’homme comme sujet désirant et de la femme comme objet désiré.

Ces hommes sans corps

Nous nous représentons (à raison) le corps des hommes simplement comme l’enveloppe dans laquelle ils vivent, et qui serait sexuel uniquement dans un certain contexte – dans l’acte sexuel évidemment ou lorsqu’il est érotisé à dessein (sur des photos érotiques, dans l’art, etc). Dans tout autre cas, ce corps est neutre – et cette représentation est particulièrement saine. Tout se passe comme si les hommes n’avaient pas de corps. En revanche, on se représente le corps des femmes comme étant sexuel en lui-même – et parfois à l’exclusion de toute autre chose. Ce corps résumerait leur identité (les femmes sont le sexe) et leur raison d’être (les femme sont là pour le sexe, pour séduire). Rappelons-nous toutes ces charmantes réflexions qu’on nous a nécessairement faites un jour dans l’espace public (“T’es bonne” ; “Tu suces ?” ; “Pourquoi tu t’habilles comme ça si tu veux pas qu’on t’aborde?”). Rappelez-vous Cécile Dufflot sifflée à l’Assemblée parce qu’elle “avait l’air” d’une femme dans sa robe fleurie. Ou le tollé créé par les mères qui allaitent dans l’espace public car on voit leurs seins – ces objets sexuels. Le regard qu’on porte sur les femmes est dangereux, car il permet et minimise les violences sexuelles. Il fait des femmes des objets (de regard, de désir) et jamais de réels sujets qui n’existeraient que pour elles-mêmes. Un corps de femme n’est jamais désexualisé, quand au contraire le corps de l’homme, débarrassé de ce présupposé sexuel, est libre d’aller et venir comme il veut, sans se soucier de ce à quoi il ressemble, de ce qu’il montre ou ce qu’il cache. Pour autant, ce n’est pas qu’un corps d’homme ne soit pas désirable en lui-même : c’est le regard que nous portons collectivement sur lui qui est différent de celui qu’on porte sur un corps de femme. Le sexualisation en-soi du corps féminin fait que ce corps est sans cesse jugé (sexy ou pas assez), regardé et certains s’octroient même le droit de le toucher sans le consentement de la femme auquel il appartient – car leur corps ne leur appartient pas réellement, il appartient à tout le monde du simple fait d’exister, comme un appel au sexe.

Un regard oppressif

Il convient de noter qu’une femme dans la rue n’a pas nécessairement peur de l’agression sexuelle (nous ne vivons pas en danger permanent d’agression), mais elle ne se départ presque jamais de cette conscience qu’elle balade dans l’espace public son corps sexué et sexuel de femme. Ainsi, nous mettons toutes en place pour nous préserver ce qu’on appelle des stratégies d’évitement : changer de trottoir avant de croiser un groupe d’hommes, monter dans une rame de métro plutôt qu’une autre, réfléchir avant de s’habiller et prévoir les conséquence qu’aura notre tenue. Ainsi, peu d’hommes imaginent le malaise, la gêne que ressentent souvent les femmes à simplement marcher dans la rue. L’insouciance, comme celle de l’enfant au corps invisible, revient parfois, et l’on marche d’un pas léger le nez en l’air, pensant à tout autre chose. Mais nous sommes trop souvent rappelées à la réalité : sifflements, klaxon, commentaires sur notre physique, regarde libidineux… et c’en est fini de la bonne humeur : nous sommes ramenées illico à notre condition et notre corps de femme, comme si vous n’étions rien d’autre, comme si notre raison d’être et fonction première était d’être regardées et d’inspirer le désir. On présuppose souvent que lutter contre le harcèlement de rue, par exemple, revient à « interdire de regarder». Personne n’a jamais empêché personne de regarder, mais c’est la nature même du regard qu’on porte sur le corps des femmes qui est problématique. Trouver une femme (en particulier) attirante est très différent de la sexualisation par défaut des femmes, cette sexualisation que l’on vit tous les jours (dans la rue, dans la pub…) ; trouver une femme attirante n’est pas la même chose que considérer toute femme comme un objet sexuel potentiel et, a fortiori, estimer que son corps se doit d’être désirable pour le plaisir de ceux qui regardent, qu’il peut être jugé et commenté, et qu’il n’existe au final que pour cela.

Lorsque les femmes demandent à être considérées comme des humains et non comme des objet sexuels, elle ne demandent pas autre chose que d’être regardées, par défaut, de façon neutre ; d’avoir, elles aussi, ce corps « invisible » : un corps qu’on laisserait tranquille dans l’espace public, au travail, qui n’appartiendrait qu’à elles, qui serait sexualisé uniquement quand elles l’auraient décidé – comme les hommes. Avoir un corps de femme, des seins, un vagin, ne doit plus nous empêcher de vivre, de nous déplacer librement, ne doit plus nous contraindre et ne doit plus circonscrire notre identité à une potentielle fonction sexuelle ou séductrice.